Nous sommes allés à un anniversaire ce weekend avec mon compagnon et ma fille d’un an et demi. Une petite centaine d’invités riaient et trinquaient dans une grande salle des fêtes, au fond de laquelle un espace de jeu était prévu pour les enfants. Une dizaine d’enfants de tout âge allant de 6 à 18 ans se tenaient dans cet endroit chaleureux. Contraste surprenant : alors qu’on s’invectivait avec moult finesse (bien sûr !) dans la grande salle, régnait dans l’espace jeu un silence pesant. Quand ils se parlaient, c’était dans un murmure. Le regard ailleurs, le sourire léger voire absent, penchés chacun sur leur écran, il m’aurait fallu une grande force bienveillante et altruiste pour m’intéresser et rester avec eux. Je les avais regardés un petit instant bouger leurs pouces droits dans un mouvement mécanique et infini. La différence d’ambiance m’avait fait fuir à toute vitesse.
En revenant vers les convives bruyants autour de la tireuse à bière, je repensais à l’image de Michel Serres. Celui-ci avait, voilà longtemps, décrit cette nouvelle génération naissante à travers l’image de « Petite Poucette », personnalisant chacun d’entre nous habitué à utiliser ses pouces pour taper sur un téléphone portable. Les has-been utilisaient leur index pour écrire sur un téléphone posé sur la table : la honte ! Au passage, à l’époque, on utilisait nos deux pouces, le gauche et le droit de façon équitable, là où aujourd’hui on n’utilise guère que le droit. Rappelez-vous : on tapait trois fois sur la touche 2 pour faire la lettre C, oui on mettait du temps pour écrire un texto, et summum de l’utile, on avait aussi appris à les écrire sans regarder le téléphone, uniquement au toucher, la main dans la poche. Comble du génie ou de l’insolence, Petit Poucette se sentait acteur et libre sur son petit Nokia 3310. Aujourd’hui aucun génie, aucune insolence, on parlerait plutôt de passivité et de soumission. Triste spectacle que ce groupe d’enfants ternes. Car comme disait Fanny Ardent dans une interview sur France Musique récemment, l’amour c’est la vie ; le reste, le travail, l’argent, le pouvoir, c’est le temps libre que laisse l’amour à la vie. Malheureusement, j’avais le sentiment que l’amour avait déserté cet espace de jeux.
Dans la salle se trouvait également une petite d’un an et demi (oui comme la mienne), qu’on nommera Zoé si vous le voulez bien. Elle me semblait effacée, méfiante, distante, presqu’en retard sur son évolution. Pour autant, elle avait, non pas un écran, mais bien un tas de jouets que sa mère lui avait apportés. Bel effort que je n’avais moi-même pas tenté, pour éviter le fastidieux travail de ramassage au moment du départ et l’oubli inévitable d’une pièce indispensable à un des jeux. Alors pourquoi petite Zoé semblait-elle si malheureuse loin des réseaux sociaux et avec tant de jouets à sa disposition ? La génétique ou le destin me dis-je en guise de conclusion avant de me désintéresser du sujet.
Le lendemain matin au café mon compagnon me fit remarquer à quel point Petite Zoé était enjouée et enthousiaste. Ah bon ? Parlions-nous de la même enfant ? Surprise, j’ai donc moi aussi tenté l’expérience, à savoir faire avec Petite Zoé ce que je faisais avec ma fille : lui enfiler un chapeau bien trop grand pour elle, lui courir après en faisant des sons d’orques du Seigneur des Anneaux, lui faire des grimaces en rigolant bref que des choses hautement philosophiques, vous en conviendrez.
Sous mes yeux s’est alors passée une métamorphose puissante : la gamine s’éveillait tel un soleil de mai. Simplement magnifique. J’ai été éblouie par ce changement radical. Ravie, je me mets en quête de la mère pour lui en parler avec exaltation (pour ceux qui ne me connaissent pas, il m’arrive de parler sans exaltation, mais c’est rare). Sauf que la maman de Petite Zoé était dehors occupée à fumer en regardant son smartphone. Ce dimanche matin pluvieux était bien trop froid pour pousser mon exaltation jusqu’à sortir pour discuter. J’ai donc remis à plus tard ces compliments enjoués. Trente minutes passèrent, la maman toujours dehors, j’avais finalement décidé de garder mes compliments enjoués uniquement pour Zoé, la principale concernée d’ailleurs.
Mais surtout, deux événements ont eu lieu dans l’heure suivante et d’abord scandalisée, j’ai ensuite compris ce qui m’intriguait, car Petite Zoé renfermait un certain mystère que j’essayais d’analyser tel un mauvais Sherlock Holmes. En effet, plus tard dans la matinée, Zoé était en train de jouer avec une fourchette en métal, plutôt pointue et la mettant à la bouche, ça devait lui faire un peu mal. Mon compagnon a saisi une petite cuillère en plastique, s’est approchée d’elle puis lui a demandé de lui donner la fourchette et lui a tendu en échange la cuillère. La gamine était ravie, elle lui a souri avec ses grands yeux et s’est enfui pour jouer avec sa cuillère. Lui heureux mais dépité m’a regardée d’un air où siégeait une certaine colère. Peu de temps après, Zoé mâchait un truc que je ne voyais pas tandis qu’une gamine de dix ans s’est précipitée tout à coup vers elle pour lui enlever gentiment de la bouche en souriant et en disant que ce n’était pas comestible. L’objet en question était un briquet.
Après ces deux événements, je m’interrogeais à chaque fois de la réaction de la maman de Petite Zoé et allais l’espionner l’air de rien. Revenue à l’intérieur, elle était néanmoins penchée sur son smartphone, occupée sur un réseau social dont je tairai le nom. Le résultat serait le même quel que soit le réseau social. La faute à TikTok, Snapchat, WhatsApp, Telegram ou Youtube ? Pareil : elle a raté le moment où sa fille avait besoin d’elle, elle avait le regard ailleurs, la pensée, l’attention, l’intérêt détournés de son enfant. Et le père, me diriez-vous ? Aucune idée, peut-être était-il présent à la fête, auquel cas il était discret, peut-être était-il absent mais comme la mère était constamment sur son écran j’ai échoué à avoir une conversation, même brève, avec elle. Vous n’en saurez pas bien plus, j’en suis désolée.
Alors je me suis souvenue de cette fameuse maxime : la plus grande distraction pour un bébé entre 0 et 3 ans, c’est le visage et la voix de ses parents ! Maxime que j’essaie d’appliquer, d’autant que ça ne coûte pas bien cher, il suffit de la regarder, lui parler et lui faire des mimiques en lien avec ce qu’on dit. Nul besoin d’une licence de puériculture ou d’une connaissance approfondie de Dolto. Quelques regards, une question par ici, une main tendue par là, une bouteille d’eau qu’on lui demande de fermer d’elle-même, un bout de pain qu’on lui propose, un papier qu’on lui demande de mettre à la poubelle et évidemment l’en remercier. Soit dit entre nous, ce comportement permet aussi de profiter de nos amis et de la fête d’anniversaire. Bien sûr, il y a des conversations mal achevées à cause d’un incident bébé. Mais c’est plutôt rare. En gros, soit on riait avec nos amis, soit on riait avec notre fille. Voilà tout. Alors, oui c’est vrai, on n’a pas regardé le téléphone du weekend, bah et alors ? Croyez vous que nos amis présents nous en ont tenus rigueur ? Croyez vous que notre fille nous en a tenu rigueur ? Et chose encore plus importante : croyez vous que nos proches, nos amis qui n’étaient pas de la fête nous en ont tenus rigueur ? Non. Alors pourquoi se comporter autrement ?
Surtout que c’est important, et non une simple lubby. Petite Zoé est un être humain qui a besoin d’interactions, de rire avec les autres, de s’amuser de la vie. Toute manifestation auprès d’elle est un témoignage d’amour. Or, pour reprendre à nouveau Fanny Ardent, l’amour c’est la vie. Montrer de l’amour à Zoé, c’est lui montrer la vie. Et c’est tellement facile, à la portée de tous et toutes. Elle en a terriblement besoin, pour se sentir en vie et s’illuminer tel ce fameux soleil de mai.
Ne serait-ce finalement pas le vol le plus infâme qui nous soit arrivé avec les nouvelles technologies ? Le vol de notre temps passé avec nos enfants mais aussi avec les autres. Du temps pour regarder l’autre, lui sourire et créer notre relation au quotidien. Mais à force de manquer d’attention pour nos proches, et surtout pour nos enfants en restant le nez dans nos écrans, les enfants à leur tour vont croire que la vie est mieux sur l’écran. Mimétisme de toujours : ils vont vouloir faire pareil que les adultes et enfermer leur nez dans un écran. Dès qu’ils ont un smartphone, ils s’y réfugient. Se réfugier derrière un écran est un comportement encore plus réel et commun chez les enfants que chez les adultes. A mon avis, cela s’explique par la recherche de la fameuse interaction qu’ils auraient aimé avoir plus jeune. Mais aucun visage, aucun regard ne sera jamais sur cet écran aussi authentique, aussi vrai, aussi vivant que celui d’un visage en face dans la vraie vie. Alors l’amour peinera à y prendre place, par manque d‘authenticité. On mange souvent plus de chocolat de mauvaise qualité alors qu’un petit chocolat de bonne qualité suffit. De même avec le smartphone. Les interactions de mauvaise qualité doivent se succéder pour tenter de répondre au besoin primaire d’interaction, mais leur succession et leur nombre compensent maigrement leur fade apport de bonheur. Ce qui induit une profonde tristesse, une forme de mélancolie.
L’enfant avec son écran se rend compte que ce que fait l’adulte devant son écran est plat. Il semble réfléchir en ce sens : « Plus jeune, je demandais de l’attention que tu m’accordais de façon très sporadique, je croyais que c’était pour du vrai travail sur ton écran mais c’était juste pour regarder ça ? » Incompréhension totale. Il continue alors en se disant : « je dois me tromper, je vais continuer à regarder car il doit y avoir une autre explication. » Au XVIIème siècle, la saignée était très répandue pour soigner tout type de maladie et si, malgré la saignée, vous alliez mal voire encore plus mal, c’était le signe que vous deviez faire d’autres saignées, au risque de vous tuer. Avec le smartphone, on se comporte comme avec la saignée. Le smartphone vous rend heureux, si vous êtes malheureux, c’est que vous ne le regardez pas assez et vous devriez regarder encore plus votre smartphone. Et puis si tout le monde le fait, c’est sûrement bien. Alors l’enfant reste sur son écran, son attention captée, certes, mais finalement sans véritable interaction, sans amour, sans vie.
Ces enfants sans vie sont dans la salle de jeu du fond, ils ne rient pas, ne font aucun bruit et semblent amorphes. Ce sont les anciennes Zoé d’il y a dix ans quand le smartphone commençait à voler notre temps, qu’on ignorait qu’il nous volait nos passions, notre âme, notre vie. Déculpabilisons les parents de l’époque qui ignoraient ces méfaits. Aujourd’hui, on le sait, il est inacceptable de l’ignorer pour la santé de tous et toutes.
Alors si vous aussi vous avez une Zoé à côté de vous, qu’elle ait un an et demi, trente-cinq ou soixante ans, qu’elle soit frêle et poupon ou tout en muscle, que Zoé soit une adolescente revêche ou un meilleur ami attentionné, un neveu bruyant ou un voisin malicieux, lâchez donc votre téléphone pour la regarder et lui faire un sourire. Allez, tout de suite, partez d’ici, dirigez-vous vers Zoé, en souriant et touchez son nez du bout du doigt en faisant « Na ! » puis éclatez de rire, soutenez son regard en toute bienveillance et dites-lui un compliment, un vrai. Voilà, c’est de l’amour, c’est la vie.
Petite Zoé n’est pas terne, elle n’est pas triste, elle n’est pas effacée, elle n’est pas amorphe. Elle a juste besoin de ce dont tous les êtres humains et tous les animaux du monde ont besoin : elle a besoin d’attention, de connivence, de moments vraiment ensemble pour ressentir l’amour et la vie. Pour sauver Zoé, ne regardons plus nos écrans, regardons-la, elle !
Eteignez votre téléphone pendant tout le weekend et vous verrez que j’ai raison.