En 1954, le président Dwight David Eisenhower a fait un discours dans lequel il disait : j’ai deux problèmes, l’un est urgent mais pas important, l’autre est important mais pas urgent, par lequel dois-je commencer ? De cette question est née la fameuse matrice d’Eisenhower. Elle synthétise la question en quatre parties :
- Urgent et important : je fais ;
- Important mais pas urgent : je planifie ;
- Urgent mais pas important : je délègue ;
- Ni important ni urgent : je jette.
C’est passionnant car on se pose ainsi la question de savoir si une tâche est importante. Rappelons que l’urgence n’est qu’une question de délai et de date à respecter, là où l’important est primordial : ce sont les missions qui nous importent, notre valeur, ce qui fait notre motivation chaque jour et notre fierté du travail accompli. Dans un entretien d’embauche, je mets en avant les projets que j’ai mené à bien, et moins ma rapidité de réponse à un mail, non ?
Malheureusement, la transition numérique de nos entreprises pousse à la tyrannie de l’urgence : grâce à tous nos logiciels, nos applis, nos mails et autres messageries instantanées, nous sommes devenus les victimes de l’urgence. Pour bien s’en rendre compte, vous pouvez faire un filtre sur toutes les sollicitations notées « ASAP » ou « !!!! URGENCE !!! » qui ont explosé ces dernières années.
Alors déjà pourquoi ? Pourquoi cette augmentation des pseudo-urgences dans nos boîtes mails ? Il y a certainement plusieurs raisons. La première réside dans une baisse des interactions physiques et des interactions téléphoniques, bref là où on se parle en vrai et où on peut analyser individuellement le degré d’urgence des actions à mener. N’ayant pas ces moments de discussion, il faut bien informer l’autre des choses à faire et qu’il comprenne qu’il y a urgence. Mais tout le monde le fait, alors on rentre dans une escalade d’injonction à l’urgence.
La deuxième raison s’appelle la déresponsabilisation. Grâce au mail (ou un autre de ses copains, comme Teams, au hasard), il est possible de ressentir l’achèvement d’une tâche rien qu’en transmettant le sujet à quelqu’un d’autre. Dans le jargon, on appelle ça « se refiler la patate chaude ». Malgré tout, se déresponsabiliser est aussi une responsabilité, alors pour l’assumer, il faut y mettre un degré d’urgence. Ainsi, on est serein. Je t’avais dit de le faire et que c’était urgent, pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
On peut ajouter mille autres raisons à cette escalade d’urgence. Notamment la légende populaire selon laquelle faire des mails serait du travail. Il y a un côté rassurant à faire des mails, le sentiment de communiquer avec les autres, de faire partie du groupe, de faire avancer l’entreprise à sa petite échelle. Rien n’est moins faux ! Le présenmailisme, joli mot voulant dire qu’on fait des mails pour montrer qu’on travaille, est un danger pour toute entreprise : le collaborateur perd certes son temps à écrire des mails, mais il en fait perdre des quantités astronomiques à tous ceux qui les lisent… D’autant que les maileurs foux (ceux qui font des mails comme ils respirent) ont aussi la fâcheuse tendance à mettre la terre entière en copie, zut !
Au passage, les mêmes phénomènes se retrouvent sur les plateformes Teams, Slack, WhatsApp ou autre Skype entreprise : 90% des messages sont émis par 5% des collaborateurs. Parfois le maileur fou se dédouble d’un Teamseur fou, mais ce ne sont pas toujours les même profils. Par contre, avec la transition numérique de nos entreprises, nous avons ouvert la porte à quantité de ces profils foux en puissance qui nous font perdre tant de temps en rajoutant des urgences de tout côté et en nous obligeant aussi à rajouter des urgences pour nous démarquer…
Mais en quoi c’est un problème d’avoir tant d’urgence ? C’est la modernité, ma bonne dame !
Le principal problème de l’urgence se concentre dans son absence de respect de mon intelligence. En vivant une vie professionnelle d’urgences, je ne bénéficie plus de temps de prise de recul pour analyser sereinement, faire une synthèse pertinente et être certaine de mes décisions, et donc de mon plan d’action. C’est la porte ouverte à l’erreur.
C’est aussi le fournisseur officiel du stress au travail. Commencer ma journée avec une belle to-do list en lien avec mes objectifs individuels et ceux de mon équipe est une excellente base, quand tout à coup patatras, les urgences s’enchaînent… Mes priorités passent alors à la trappe, ma to-do list prend la poussière, je n’avance pas mes sujets de fonds et je culpabilise en plus. J’ai donc perdu la souveraineté de mon temps en acceptant de répondre aux urgences.
Et last but not least, j’en ressens un début de forte démotivation. Ne pas parvenir à avancer mes sujets de fierté professionnelle, qui m’enthousiasment et me donnent envie, c’est très vexant. Au fur et à mesure des semaines, j’en ressens une sorte de frustration qui devient inconsciente : mes qualités ne sont pas utilisées pour traiter toutes ces urgences, je ne sers donc qu’à ça. Voilà le début d’une belle perte de confiance en soi.
Super scénario ! Alors que faut-il faire ?
Comme Nicolas l’explique « l’urgence, c’est toujours celle des autre » !
Il a bien raison. La solution : bannir ce mot et tous ses dérivés de son vocabulaire. La seule urgence qui tienne est écrite sur un camion d’ambulancier et au-dessus du batîment où se dirige le-dit camion. C’est tout. Là où il y a question de vie et de mort, il y a urgence. Sinon, c’est qu’on vous manipule. Point.
Alors, comme dans le code maritime, où il y a trois niveaux d’urgence pour appeler des secours, et une amende très lourde pour celui qui se trompe de niveau d’urgence et fait appel à des forces disproportionnées, il est peut-être temps de mettre aussi des amendes en entreprise à ceux qui abusent des urgences, non ?
Avant la punition, tentons d’abord de raisonner ces comportements en mettant en place une véritable CUNUCO, une culture numérique commune où la notion d’urgence est clairement identifiée et respectée par tous. Ainsi on ouvrira la voie à davantage de prise de recul, de sérénité de décision, de respect des agendas des autres, de remotivation, bref tout simplement d’efficacité au travail.