La pensée BBFM

J’ai passé le weekend dernier avec un proche qui communique en BBFM en permanence. C’est une pratique de plus en plus courante, qui peut parfois dérange.

Mais qu’est-ce que c’est, le BBFM ?

Le BBFM est une technique de conversation consistant à ajouter des brèves BFM à une discussion. Comment ça marche ? Lors d’une conversation, sérieuse ou légère, il suffit d’ajouter des informations, en une ou deux phrases, en coupant la parole de l’interlocuteur. Ces informations peuvent n’avoir qu’un petit lien, pas toujours évident, voire aucun, avec le sujet en cours. Un peu comme les petites phrases BFM qui défilent en bas de votre écran à un rythme effréné pour vous informer de sujets divers sans aucun rapport avec le reportage en cours.

Comment ? Vous voulez un exemple de conversation type avec une personne qui parle en BBFM ?

Alors, pour votre plus grand plaisir, voici la retranscription véridique d’une petite conversation de ce weekend :

– J’ai voulu tester le coworking de la gare de Dijon, car la SNCF a ouvert un coworking jouxtant la gare, pour les pro.

– La SNCF, ils essaient tout et n’importe quoi, bientôt ils vont vendre du pain et de la viande.

– La porte extérieure étant ouverte, je la pousse et me retrouve face à six quinquagénaires…

– c’est le plus bel âge de la vie

– …hommes blancs en costards cravates …

– j’ai mis mon costume au pressing la semaine dernière, il est toujours pas prêt, c’est incroyable…

– …qui me regardent d’un air désapprobateur.

– ça m’est arrivé aussi dans le tram la semaine dernière, le gars il me regardait bizarrement, je me demandais ce qu’il me voulait, alors j’ai dégainé mon téléphone et fait comme si je faisais une photo de lui, ahahah !

– Heureusement, l’un d’eux se lève pour me mener manu militari …

– le latin, c’est quand même classe, à mon époque, la messe était dite en latin figure-toi, mais c’est pas toujours facile à écrire, tu sais jamais si tu dois mettre un « a » ou un « à », n’est ce pas ?

– …à la porte coulissante entre le coworking et la gare.

– alors moi aussi j’ai voulu installer une porte coulissante au bureau, y a toujours des problèmes, je passe mon temps à appeler le réparateur. D’ailleurs il devait venir cette semaine, bah il est pas venu, le service c’est plus ce que c’était.

– …Un chef de gare m’interpelle alors pour m’expliquer que ce lieu n’est pas pour moi…

– c’est peut-être vrai, ils sont en train de créer l’endroit et c’était des gens de la sncf que tu as vu, quoique normalement ils sont pas trop en castards cravate !

– …car il est payant, pour des professionnels.

– Ah, ma femme vient de me répondre qu’elle arrive dans 15 min, je vais lancer le poulet.

– Je regarde la porte coulissante se refermer derrière moi !

– C’est comme quand tu claques la porte de ton appart et que tu n’as pas la clé, ça fait cher en serrurier, tu trouves pas que les serruriers ils abusent de plus en plus sur les prix ?

– …et découvre les six quinquagénaires riant ensemble en me regardant derrière la porte.

– Ce n’est pas très gentil, des fois il faudrait mettre des claques. Au Leclerc, j’ai vu une femme mettre une claque à son gamin, il paraît que ce n’est pas bien mais j’ai du mal à juger.

– Je me retourne offusquée et voulant quand même des infos sur ce coworking : le chef de gare est déjà parti.

– Il est allé prendre un café ! Moi j’ai diminué ma consommation de café, et tu sais quoi, je sens que je me porte mieux, tu devrais essayer.

– J’avais pourtant ma chemise et ma veste de femme d’affaires, mais zut j’avais un jean, c’était ça l’erreur, tu crois ?

Soyons clair : c’est assez fatiguant d’avoir une conversation suivi et d’arriver au bout de sa pensée, sans être interrompu. Et de ressentir un brin d’empathie, de réflexion profonde, de solution aussi.

J’ai longtemps pris ça pour de l’irrespect et une mauvaise éducation mais force est de constater que c’est un effet collatéral de la consommation outrancière d’informations en tout genre, publiques comme privées.

Car les réseaux sociaux, tout comme BFM, abreuvent tout un chacun d’informations sans queue ni tête. Et mon interlocuteur est en première ligne : canardé par des messages WhatsApp à longueur de journée, il ne parvient plus à tenir une conversation avec un début et une fin.

L’objectif de toutes ces applications est bien sûr de maximiser l’engagement pour faire rester le plus longtemps, revenir le plus souvent, répondre le plus rapidement : accros à l’urgence, on ne voit plus le but de toutes ces brèves BFM qui passent d’un sujet à l’autre sans aucune transition.

D’autant qu’elles ne m’apportent pas grand-chose, vu qu’il n’y a ni début ni fin. Quel intérêt a-t-il à m’en parler ? Normalement citer une personne, une histoire, une anecdote, une information sert mon discours pour parvenir à une conclusion. Là, on s’arrête avant la conclusion : c’est frustrant.

Un peu comme les liens hypertextes. Nicholas Carr, dans « Internet nous rend il bête », nous expliques à quel point les liens hypertextes ont un énorme défaut. Un lien hypertexte, c’est un mot qui est souligné en bleu pour dire qu’on peut cliquer dessus pour en savoir plus. Pourquoi ça pose un souci ? Parce qu’en cliquant, je m’éloigne du discours premier avec un début, un développement et une fin. Cet éloignement provoque chez moi une dispersion, mais aussi une baisse d’intérêt pour le sujet en question, une perte de motivation et un risque de ne rien mémoriser du tout. Il faudrait donc les limiter au maximum !

Et dans la conversation aussi finalement… Car les BBFM s’enchaînent tellement rapidement qu’il est quasi impossible de s’en rappeler. Pour vous en convaincre, rien de tel que de demander à un proche qui vient de passer une heure sur son téléphone ce qu’il en retire. A part de la perplexité et un sentiment d’avoir perdu son temps, en général, on retient très peu de ces brèves.

Le deuxième problème, c’est l’authenticité. Ça va tellement vite que questionner leur vérité devient difficile : on n’a pas le temps de se demander si c’est bien vrai tout ça, qui l’a dit, d’où ça vient et pourquoi. Et paf nous voilà complotiste. Même le contexte n’est plus là, ce qui est tout de même gênant. Car on ne peut sortir une étude de son contexte juste parce que ça tombe bien dans la discussion.

Et comme les BBFM ont une forte tendance à favoriser l’irritabilité, la paranoïa et le choc, pour attirer l’attention, tenir une conversation dans un groupe où au moins une personne a tendance à avoir ce comportement relève véritablement de l’exploit ! Et ce sera bientôt aux JO, je vous l’assure…

Finalement, lors de mon weekend, je ne suis parvenue à aucune conclusion lors de mes discussions. Quelle frustration !

Mais j’ai encore plus d’inquiétude pour mon ami qui, lui, ne bénéficie peut-être jamais des conclusions de qui que ce soit.

Alors, peut-être faudrait-il monter une fondation pour toutes ces personnes qui ne vont pas au bout des choses ! Car ne serait-ce pas passer à côté de sa vie ?

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