Langage abscons s’abstenir !

Parler clairement et de façon compréhensible demeure le meilleur moyen de transmettre un savoir, une passion ou une expérience. Pour autant, il y a des personnes, voire même des secteurs qui ignorent cette belle maxime. En première ligne, j’ai nommé : le numérique ! On se permet de mettre des mots anglais dans chaque phrase, d’aborder des sujets obscurs sans les expliquer en imaginant que tout le monde doit bien avoir un minimum de culture dans le langage web. Ben voyons.

En général, dans un autre secteur, si quelqu’un utilise des mots incompréhensibles ou parle sans expliciter le contexte, on a tendance à lui donner une étiquette plutôt négative en lui attribuant un manque de professionnalisme latent. Bien sûr, certains secteurs sont plus sujet au verbiage que d’autres, mais avouons-le, tous les métiers peuvent se targuer d’un vocabulaire propre et de sigles surprenants. C’est d’ailleurs extrêmement simple. Le plus compliqué est justement de simplifier pour se faire comprendre des autres secteurs. Rappelez-vous le sketch des inconnus où tous les corps de métier utilisaient leur langage incompréhensible. La langue française fourmille de spécificités passionnantes ! Il suffit de s’intéresser à un sujet précis pour plonger dans des détails, des précisions pour se délecter des subtilités entre les notions : un vrai professionnel se doit de bien les distinguer pour que ses confrères comprennent son discours. Mais ça, c’est dans les réunions d’expert. Dès qu’un passionné s’adresse à d’autres personnes, non passionnées, sur ce sujet qui le passionne, rien de plus inutile que d’utiliser un verbiage précis qui amène, non pas de la précision pour l’auditoire mais plutôt de la confusion.

Car lorsqu’on se passionne pour un sujet, au fur et à mesure, on progresse et on maîtrise. Mais l’auditoire se situe à un autre niveau de connaissance ! Ignorer cette différence de niveau relève soit de l’égoïsme soit du manque d’expertise.

Voici un exemple très parlant : la moto. Au début, on est frileux, craintif et impressionné. Normal. Puis on progresse et progressivement on prend des habitudes, de la vitesse, de la maitrise en somme. Si au bout de six mois d’entraînement acharné, je propose à un ami de lui faire vivre une petite virée moto derrière moi, je dois prendre en compte cette fameuse différence de niveau. Car c’est sa première fois sur une moto. Chose complètement logique : mon ami a peur ou du moins n’est pas ultra rassuré, vu qu’il ignore ce qui va lui arriver. Il est primordial au départ de le rassurer, en lui montrant qu’il va revenir vivant et même qu’il va passer un bon moment : il est impossible de passer un bon moment en ayant peur pour sa vie… Seulement ensuite, en fonction de ses premières réactions, je peux adapter ma conduite et aller plus vite, plus penché. Jamais au grand jamais on ne doit surprendre un passager qui fait sa première sortie moto. Au passage, c’est très facile de ressentir que son passager est mal à l’aise.  

Si j’en parle, c’est que cette erreur reste monnaie courante. Explication. Un jour, l’homme motard (c’est souvent dans ce sens malheureusement, 8% des motards sont des motardes) se sent assez à l’aise avec sa moto pour proposer à sa compagne de découvrir les joies de ce loisir. Ni une ni deux, voilà Madame se parant du dernier équipement à la mode qui s’installe à l’arrière de la moto de monsieur en quête d’un moment de joie à deux. Quelle erreur n’a-t-elle pas commise là ! Monsieur voyant là l’occasion de briller aux yeux de Madame se croit à un remake de son passage de permis moto avec des motards chevronnés et se jure intérieurement de lui faire vivre de belles sensations. Sauf que Madame, c’est sa première. La première fois qu’elle sent le vent sur ses vêtements, la première fois qu’elle croise d’aussi près (et avec le bruit qui va avec) des voitures roulant à 90km/h, la première fois où elle voit la route sans pare-brise, la première fois où elle sent qu’un geste de sa part peut tout faire dérailler. Alors elle a peur. Très très compréhensible, je le répète. C’est vrai aussi des Messieurs que j’ai eu la joie d’emmener en virée moto derrière moi ! Bref, ce n’est vraiment pas le moment de jouer les fous du volant, en faisant vivre à Madame un virage parfait à la corde, en doublant d’un coup cinq voitures ou en faisant de l’inter-file (interfile : entre les deux voies de la route, sur la ligne blanche en gros, faut parfois serrer les fesses) dans une rue serrée. Elle est déjà en panique, n’en rajoutez pas ! Sauf que l’occasion de briller semble trop belle, Monsieur en rajoute et va au maximum de ses possibilités à lui pour faire vivre des sensations fortes à Madame. Sensations fortes, ça oui, trop fortes même. Madame revenant vivante de ce périple, elle ne sait d’ailleurs pas par quel miracle, jure qu’on ne l’y reprendra plus. Et voilà, c’est raté. On aurait pu lui insuffler la passion de la moto, elle met en vente le jour-même ses nouveaux vêtements de motarde sur leboncoin. C’est malheureusement un scénario qui se joue inlassablement dans les foyers, au vu du nombre de vêtements moto pour femmes de seconde main. Le seul côté positif de la situation : si vous êtes femme, motarde de surcroit, il ne vous arrivera jamais d’acheter des vêtements neufs puisqu’il y a du quasi neuf pour toutes les tailles à moitié prix sur Internet…

Eh bien, cette erreur il n’y a pas que les motards qui la font. Dans plein d’autres loisirs mais aussi d’autres métiers, ça existe. Exemple très récent : j’ai vu une conférence sur l’IA où le conférencier se disait passionné. Mais pas une seule phrase n’était compréhensible. Voilà qui rend difficile la transmission de sa passion… J’ai souvent tendance à penser que l’absence de clarté d’un message cache un manque de professionnalisme ou un besoin de communautarisme.

Premier cas : manque de professionnalisme.

Quand on maîtrise mal ou peu son sujet, c’est normal de mettre des termes abscons et des acronymes, ça noie le poisson. C’est facile, personne ne risque ne nous en vouloir. Il vaut mieux paraître incompréhensible qu’inexpérimenté. L’auditoire se rend compte de l’incompétence de l’orateur : rien de plus déstabilisant ! On comprend alors l’importance d’utiliser des termes obscurs. J’avais rencontré quelqu’un dans le marketing web à Lyon qui se comportait tout à fait comme ça. C’était une rencontre d’entrepreneurs dans un cabinet commercial. L’employé en question était non seulement arrivé en retard mais s’était ensuite activé à dézinguer les sites Internet des entreprises de chaque entrepreneur présent. Si je l’ai plutôt mal pris au départ, j’ai rapidement remarqué qu’il n’utilisait que des termes bizarres, en anglais, connus que de lui et qu’il ne parvenait pas à expliquer quand on lui demandait une précision. Bref, rien dans son discours ne me permettait de m’assurer qu’il disait vrai ni de savoir comment améliorer les choses. Donc pour moi, c’était soit faux, soit à moitié vrai mais de toute façon, vu qu’il n’apportait aucune idée d’amélioration, le débat avait perdu pour moi tout intérêt. Je me suis donc rassurée en notant sur mes petites fiches en face de son nom un seul mot : « inexpérimenté ». Je suis incapable de vous raconter ce qu’il m’a dit pendant une heure et demi, mais je suis capable de vous dire de ne jamais le contacter et pourquoi. Commercialement on fait mieux, non ? On comprend que j’en suis restée là avec cette agence. Mais cet exemple montre simplement que parfois paraître incompréhensible joue contre nous…

Deuxième cas : besoin de communautarisme

Parfois utiliser des mots abscons permet de forger une communauté, d’y participer, d’y rester, de s’y sentir bien et enfin d’isoler ceux qui n’ont pas l’honneur d’en faire partie. Justement pour qu’ils s’en aillent, qu’on reste entre nous, les sachants, les vrais de vrais. J’appelle ça la théorie du groupe de collégien. Entre nous, il me semble l’avoir lu quelque part il y a fort longtemps, mais ne retrouvant aucune trace, j’avoue avoir peut-être compris et remanié à ma sauce. Le groupe de collégien alors ? A cet âge, on a besoin de faire partie d’un groupe, on vit par ou pour le groupe, c’est très rassurant, ça permet de pas trop réfléchir et d’avoir un code de conduite. Il y a trois aspects au groupe de collégien. Premièrement, il acquiert un vocabulaire qui lui est propre, issu d’une ou plusieurs expériences, un sigle, un mot que seuls les initiés comprennent. Deuxièmement, dans toute conversation, il ramène le mot ou le sigle pour justement faire un lien avec un socle connu, forgeant l’identité du groupe et renforçant ainsi l’intimité entre ses personnes. Troisièmement, si le groupe n’a pas atteint sa taille critique, dès qu’il peut, il recrute, en faisant rêver sur la connivence, le vocabulaire d’initié, la joie de faire partie d’un tout. Le côté malsain arrive vite : dès qu’un individu, réputé non recrutable ou non encore recruté, rentre dans la conversation, le vocabulaire utilisé basé sur l’expérience permet de faire rire tout le groupe sauf le nouveau venu, ce qui l’isole. On appelle ça de la discrimination, tout le monde fait ça au collège, me mentez pas. Ce type de comportement est également très pratique quand on manque de créativité, de personnalité ou d’histoire à raconter : il suffit de récupérer l’histoire et le vocabulaire créés par le groupe, ça suffit. Finalement, un tel usage permet de se valoriser facilement auprès des autres et on comprend que les collégiens mais aussi les élèves du primaire fassent ça à longueur de temps. Quand cet usage sort des cours de récréation, voilà qui devient dérangeant. On en a tous croisé des gens comme ça, lors de repas mondains ou diners de famille. Des exemples faciles : les personnes qui jouent au bridge, si tu les mets ensemble, ont tendance à faire les collégiens. Les motards aussi. Mais qu’ils restent ensemble et ça dérange personne !

Là où on atteint un niveau astronomique, c’est dans le numérique ! Impressionnant… Je parle surtout de ceux qui travaillent dans le fonctionnement des entrailles du web ou dans l’IA. Ce sont des gens qui parlent de sujets qu’ils semblent connaître, certes, mais avec un vocabulaire souvent en anglais, et sans jamais expliquer le contexte, l’histoire, chose que normalement on se doit de faire pour s’assurer que tout le monde est au même niveau de connaissance. J’ai des tonnes d’exemples dans ce domaine où j’ai vu un tel comportement. Des conférenciers, des gens interviewés, des articles, des podcast : ils parlent à leur groupe de collégiens, qui ont le même vocabulaire, le même historique, savent ce qui s’est passé avant et comprennent leur discours et leur état d’esprit. Si tu arrives là sans ce bagage préalable, tu ne fais pas partie du groupe : honte à toi !

Le dernier en date qui m’a scandalisé, c’est la triple interview sur Thinkerview de personnes dans le numérique. Petit aparté : j’adore cette chaîne, qui me fait tellement découvrir des personnalités riches et enivrantes avec qui je suis rarement d’accord mais qui me fait grandir, oui j’ai tant appris, je me suis tant énervée, j’ai fulminé mais j’ai aussi applaudi de nombreuses interviews que j’ai écouté sur le site. L’interview se faisait avec trois personnes qui travaillaient dans le numérique, ne m’en demandez pas plus, je n’ai pas compris ce qu’ils faisaient, sauf un qui est avocat et justement quand il parle on comprend mieux que les autres. Un peu. Impensable le nombre de phrases où j’ai dit : mais de quoi il parle ? mais qu’est-ce que c’est ? qu’est ce que ça veut dire ? d’où, qui, pourquoi, quel contexte ? C’est la première fois, vraiment, depuis que j’écoute Thinkerview depuis 2019, mon principal média d’information, j’ai peut-être écouté des centaines d’interview, c’est la première fois disais-je, qu’à la fin des 2h30 d’interview, j’ai dit : « je n’ai rien appris ». Ou peut-être si : que décidément, ces gars dans la tech, c’est vraiment des collégiens. Chose encore plus dérangeante : ils se moquent de ceux qui ne comprennent pas les mots anglais ou qui les prononcent mal. Et alors ? En quoi le fait de comprendre ou de prononcer un mot anglais montre une certaine intelligence ? Parce qu’en ce cas, moi qui étudie le breton, je peux me moquer de ceux qui prononcent mal le mot « hiziv » ! Non mais. Le fait de parler clairement permet de transmettre une passion ou un savoir. Dans la tech, on manque décidément de personnes qui s’expriment clairement, il est donc tout à fait normal, que, pareil que pour leur première virée moto, les gens aient peur du numérique.

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