Se divertir à en mourir

Bien que publié en 1987, ce livre de Neil Postman est hautement d’actualité et m’a inspirée cet article. Je ne peux qu’encourager tout un chacun à sauter le pas de cette lecture exceptionnelle.

Mais de quoi parle-t-on ?

De la fin de la culture, rien que ça mademoiselle.

Tout a commencé avec l’apparition de la photographie. Ce fut une véritable révolution, dans tous les sens du terme. Et l’impact sur la culture se ressent à présent fortement. Bonjour Instagram ! Avant la photographie, pour s’assurer que votre interlocuteur comprenait précisément votre propos, vous usiez d’une certaine richesse de vocabulaire, que partageait votre interlocuteur puisqu’il devait lui-même comprendre les imbrications de votre discours. Avec la photographie, plus besoin de s’embarrasser de ces tonnes de mots descriptifs : brandir une image suffit à la compréhension. Une image vaut mille mots, paraît-il. L’impact n’est ni évident ni soudain : il met quelques décennies à s’installer. Pour autant, la capacité d’abstraction se délite. Pour s’en convaincre, il suffit de relire les discours de Lincoln. Ce sont des textes écoutés, non des textes lus dans les journaux. La longueur des phrases avec des subordonnées dans tous les sens démontre une capacité étonnante du public de cette époque à suivre et comprendre un discours complexe et structuré. Plus personne ne s’amuserait à faire de même aujourd’hui. Parce que l’image nous en a fait tout simplement perdre l’habitude.

Diminuer le vocabulaire, c’est limiter la qualité et la précision de nos propos, et donc la capacité à percevoir les infinies variations de la vie, des émotions et des êtres que nous sommes.

La deuxième révolution a été le télégraphe. Comme disait Thoreau, « Nous sommes pressés de construire un télégraphe du Maine au Texas, mais il est possible que le Maine et le Texas n’aient rien d’important à se communiquer. » L’impact de cette révolution est nettement plus rapide : nous avons tout à coup des informations en nombre, venues du pays entier voire du monde entier. Or nous n’avons que peu d’influence sur ces informations, leur compréhension ou leur solution. Nous ne pouvons qu’en discuter, et encore. Le problème insidieux réside dans notre incapacité d’action face à de telles informations. Ce que je vais faire aujourd’hui ne résoudra pas la guerre en Ukraine ou le problème de l’accès à l’eau à Taïwan. Mais le pire, c’est qu’en lisant, réfléchissant et discutant de ces sujets, c’est autant de sujets importants, locaux, qui nous touchent et sur lesquels nous aurions une capacité d’action mesurable, que nous n’abordons pas. Quel dommage !

Neil Postman voyait dans la télévision une régression culturelle, à cause de l’omniprésence de l’image qui empêche le développement du vocabulaire, à cause de la mise en avant de sujets lointains qui nous impactent peu et nous détournent de notre quotidien, mais aussi à cause de l’absence de sanctuarisation. Qu’est-ce que ça signifie ? Il prend l’image du sermon du prêtre, mais toute autre transmission d’information fonctionne (l’école, le théâtre, le musée…) : vous allez à l’église, vous vous mettez inconsciemment dans une disposition mentale liée à cette activité, vous ressentez l’odeur de la pierre humide en rentrant, mélangée à celle des cierges allumés dans un coin, vous vous asseyez sur un banc dur et froid, vous entendez les brouhahas murmurés des retardataires et les talons claquants de la dame du catéchisme, voilà vous êtes dans l’ambiance. Et le sermon du prêtre aura alors une portée qu’aucune émission télé ne pourra jamais avoir. C’est ça la sanctuarisation. Vous me dites, bah on pourrait très bien y arriver tout seul dans son salon : reproduire une atmosphère avec des images, des odeurs, des sons liés à la transmission d’information que vous allez chercher. C’est vrai. Mais personne ne le fait. Car c’est impossible : la télévision passe bien trop rapidement du sérieux à la variété et de la variété à la publicité.

C’est cette sanctuarisation perdue que nous regrettons lorsque sortent les rapports PISA des résultats scolaires de nos enfants ou les rapports du GIEC sur nos récentes réussites écologiques.

Et ce qu’a initié la télévision, le smartphone l’a sublimé.

Nous sommes par conséquent, grâce à l’arrivée de la photographie, puis du télégraphe, ensuite de la télévision et enfin du smartphone, passés d’une population pensante prête à débattre, discuter, créer à une population cherchant le divertissement à tout prix, passant de sujets en sujets sans aucun sanctuaire. Nous sommes dans le monde d’Huxley.
Ce ne serait pas si grave si les personnes de cette population avaient conscience qu’ils ne font que se divertir et qu’ils ne prennent pas le temps de réfléchir. Ce dont je doute. Or que devient un peuple qui ne réfléchit plus et passe son temps à jouer ? Dans quelle direction se dirige-t-il ?

Pour bien comprendre l’importance de ce problème, comparons ces pratiques à une fascination pour le Sudoku. Imaginez un peuple qui ne jure que par le Sudoku. Un moment de libre ? Sudoku ! Une réunion ? Sudoku ! Un repas avec des collègues ou des amis dont le sujet de discussion est inintéressant ? Sudoku ! Je n’ai rien contre le Sudoku, c’est certes très divertissant. Néanmoins, on peut aisément penser qu’un tel peuple a une forte tendance au renfermement, manque de curiosité et de créativité pour résoudre les problèmes au quotidien et encore plus les enjeux majeurs de leur temps.

Tous ceux qui ne vivent que par et avec leur smartphone font partie de cette société Sudoku. Or quand on ne fait plus que du Sudoku, on prend le risque de faire des raccourcis rapides, de se tromper souvent, d’être manipulable, mais surtout de passer à côté de ce qu’on pourrait vraiment faire de notre vie.

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